Llegeixo les hagiografies de Gandhi fetes per Romain Rolland (1924, en una curiosa edició catalana d'Editorial Polígrafa de 1930 traduïda per Octavi Renart i amb una breu introducció de Francesc Macià; el català de la traducció ha envellit més que el francès original) i Camille Drevet (segona edició 1954, publicada per Editorial Fontanella el 1962, traducció al castellà de Ramón i Angeles Bayés). És interessant veure com en ambdues edicions hi ha algunes notes dels traductors defensant la ortodòxia catòlica en temes de religió, davant les posicions de Gandhi...
Veig també el documental sobre Gandhi fet per la BBC el 2009, a càrrec de la periodista anglo-pakistanesa Mishal Husain (es troba a You Tube).
Se'm plantegen, entre altres, tres temes que m'agradaria compartir:
I) La qüestió de la "humanitat" de Gandhi, massa considerat per a molts com un sant i per tant lliure de tota imperfecció. Era un home molt potent, però humà i per tant imperfecte (amb un "cantó fosc", com tothom). Cal evitar que això deformi la consideració del seu pensament i de la seva acció, no caient en cap de dos extrems: negar els possibles aspectes foscos de la seva vida, o rebutjar el seu pensament i el seu testimoni degut a l'existència d'aquests aspectes negatius.
II) La manca de referència a Gandhi en el procés català. Martin Luther King, Mandela o Obama reivindicaven l'aportació de Gandhi. Per què ningú no el reivindica a la Catalunya del 2017, quan tant es parla de la lluita pacífica dels catalans per la independència?
Algunes hipòtesis:
1) Per desconeixement. Queda massa lluny en la història, i l'Índia és molt lluny de Catalunya.
2) Per l'excessiva diferència entre el procés de confrontació de l'Índia amb l'Imperi britànic i de Catalunya amb Espanya: diferència de naturalesa, de magnitud, d'època, de context cultural i geopolític, etc.
3) Per la incomoditat que genera un pensament polític tan imbuït de religiositat com el de Gandhi.
4) Per les posicions gandhianes de considerar totes les grans tradicions religioses a un mateix nivell, sense que cap sigui la "única veritable" (cosa que encara genera un cert rebuig, explícit o no, entre nosaltres).
5) Perquè el seu enfocament comporta un grau d'esforç, compromís i sacrifici que va més enllà del que els catalans estan actualment disposats a assumir.
6) Perquè no ha sorgit cap líder prou potent com per impulsar aquesta mena de via. És difícil saber si no sorgeix el líder perquè el poble no està en condicions o ganes de seguir un camí com aquest, o bé simplement perquè no hi ha ningú amb aquesta capacitat. No sempre que un poble està preparat sorgeix un líder. I mai sorgeix un líder si el poble no està preparat i d'alguna manera el reclama (l'investeix d'aquest lideratge).
III) Romain Rolland analitza amb cert deteniment la
tensió entre les posicions de Gandhi i Tagore. Drevet la recull menys (una referència a la nota 26 a peu de plana; un parell de pàgines de l'apartat "És perillós el nacionalisme del
khadi?" del capítol IV de la seva obra, on afegeix el gran amic anglès de Gandhi, C.F. Andrews al debat, des de posicions també crítiques envers Gandhi; i una referència a la nota 197 a peu de plana). És un debat rellevant, que dura des de 1921 fins que Andrews promou una reconciliació entre Gandhi i Tagore el 1930. És un debat que es produeix en un context de respecte, admiració i amistat entre els protagonistes, cosa poc habitual.
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Romain Rolland i Gandhi el 1931 |
Creiem que val la pena recollir i prendre en consideració la referència que hi fa Rolland al tercer capítol del seu llibre (que reproduïm sencer, sense les notes a peu de plana). Com Rolland, nosaltres també tendim, en aquesta polèmica, a "estar amb Tagore", com diu ell en la nota 25 a peu de plana, única que hem inclòs aquí com a avant-penúltim paràgraf del text.
"L’année 1921 marque l’apogée de l’ascendant de Gandhi. Il dispose d’un immense pouvoir moral; et, sans qu’il l’ait cherché, on lui met dans les mains un pouvoir politique presque illimité. Le peuple le croit saint; on fait de lui des peintures en Shri-Krishna. Et, en décembre 1921, le Congrès National de toute l’Inde l’investit de la pleine autorité, lui délègue ses pouvoirs, avec la faculté de choisir son successeur. Il est le maître incontesté de la nation indienne. Il dépend de lui de déchaîner la Révolution politique, ou même, s’il l’eût voulu, d’instaurer une Réforme religieuse.
Il ne le fit pas. Il ne le voulut pas. Grandeur morale? Timidité morale? L’une et l’autre peut-être. Il est difficile à tout homme (particulièrement à un homme d’une civilisation différente), de pénétrer une conscience, surtout quand elle est aussi profonde et délicate que celle d’un Gandhi. Il est difficile d’apprécier, dans le tourbillon des faits qui, en cette année tumultueuse, remuèrent l’Inde en tous sens, si la main du pilote a toujours été sûre et gouverna le colossal navire, sans dévier ni trembler. Mais je tâcherai de dire ce que j’ai cru déchiffrer dans cette énigme vivante, avec le religieux respect que j’ai pour ce grand homme, et la sincérité que je dois à sa sincérité.
Si le pouvoir de Gandhi était grand, les dangers d’en user n’étaient pas moindres. À mesure que l’action publique s’étendait et que son frisson remuait les centaines de millions d’hommes, il devenait plus difficile de la diriger et de garder soi-même l’équilibre sur cette mer en mouvement. Problème surhumain de concilier la modération de l’esprit et la largeur de vue avec ces masses déchaînées! Le pilote, doux et pieux, prie et s’appuie sur Dieu. Mais la voix qu’il entend lui arrive, mêlée à celle de la tempête. Arrivera-t-elle aux autres?…
Ce qu’il risque le moins, c’est le danger d’orgueil. Aucune adoration ne peut lui tourner la tête. Il en est blessé dans son humilité, autant que dans son bon sens. Cas unique peut-être dans l’histoire des prophètes et des grands mystiques, il n’a point de visions, point de révélations, et il ne cherche ni à le croire, ni à le faire croire. Sincérité immaculée! Son front reste sans ivresse, son cœur sans vanité. Il est, il demeure un homme pareil à tous les hommes… Non, qu’on ne l’appelle pas saint! Il ne le veut point. (Et, par cela même, il l’est…) «Le mot Saint, écrit-il, doit être raturé de la vie actuelle… Je prie comme tout bon Hindou, je crois que nous pouvons tous être des messagers de Dieu; mais je n’ai eu aucune révélation particulière de Dieu. Ma croyance ferme est qu’il se révèle à tout être humain; mais nous fermons nos oreilles à la petite voix intérieure… Je prétends n’être qu’un humble ouvrier, un humble serviteur de l’Inde et de l’Humanité (a humble servant of India and humanity…) Je n’ai nul désir de fonder une secte. Je suis en vérité trop ambitieux. Je ne représente pas des vérités nouvelles. J’essaie de représenter et de suivre la Vérité, telle que je la connais. Je jette une lumière nouvelle sur maintes vieilles vérités.»
Pour lui-même, il est donc toujours modeste, plein de scrupules, personnellement incapable de tout exclusivisme, aussi bien comme patriote indien que comme doctrinaire de la Non-coopération. Il n’admet aucune tyrannie, même pour la bonne cause. «On ne doit jamais remplacer l’esclavage du gouvernement par celui des Non-coopérateurs». Il se refuse aussi à opposer sa patrie aux autres patries; et son patriotisme ne s’enferme pas dans les limites de l’Inde. «Pour moi, le patriotisme se confond avec l’humanité. Je suis patriote, parce que je suis homme et humain. Je ne suis pas exclusif. Je ne ferais pas de mal à l’Angleterre ou à l’Allemagne, pour servir l’Inde. L’impérialisme n’a pas de place dans mon plan de vie… Un patriote l’est d’autant moins qu’il est un tiède humanitaire».
Mais ses disciples ont-ils toujours été aussi réservés? Que devient sa doctrine, aux mains de certains d’entre eux? Et, par leur intermédiaire, qu’en parvient-il à la foule?
Quand Rabindranath Tagore, après un voyage de plusieurs années en Europe, rentre dans l’Inde, en août 1921, il est bouleversé du changement qu’il remarque dans les esprits. Son anxiété n’avait pas attendu son retour pour s’exprimer, en une suite de lettres, envoyées d’Europe à ses amis indiens, et dont plusieurs furent publiées dans sa Modem Review. Il est nécessaire de s’arrêter sur ce dissentiment entre deux grands esprits, qui ont l’un pour l’autre estime et admiration, mais qui sont aussi fatalement séparés que peut l’être un sage d’un apôtre, d’un saint Paul un Platon. D’un côté, le génie de la foi et de la charité, qui veut être le levain d’une nouvelle humanité. De l’autre, celui de l’intelligence, libre, vaste et sereine, qui embrasse l’ensemble de toutes les existences.
Tagore a toujours reconnu la sainteté de Gandhi; et je l’ai entendu m’en parler avec vénération: comme j’évoquais, au sujet du Mahatma, la figure de Tolstoï, Tagore montrait combien Gandhi lui était plus proche et lui semblait plus vêtu de lumière - (et j’en juge de même, aujourd’hui que je le connais mieux), - car tout chez Gandhi est nature, simple, modeste et pure; et la sérénité enveloppe ses combats. Au lieu que chez Tolstoï, tout est révolte orgueilleuse contre l’orgueil, colère contre la colère, passion contre les passions, tout est violence, jusqu’à la non-violence… Tagore écrivait de Londres, le 10 avril 1921: «Nous sommes reconnaissants à Gandhi de donner à l’Inde l’occasion de prouver que sa foi à l’esprit divin dans l’homme est encore vivante.» Et malgré les réserves qu’il formulait déjà sur le mouvement de Gandhi, quand il quitta la France pour son voyage de retour, il était disposé à y apporter son aide. Même l’éclatant manifeste d’octobre 1921, que je citerai plus loin, l’Appel de la Vérité, qui consacre la rupture, s’ouvre par le plus magnifique éloge qui ait jamais été écrit de Gandhi.
De son côté, Gandhi témoigne à Tagore un respect affectueux; et même dans leur désaccord, il s’applique à ne s’en point départir. On sent qu’il lui est pénible d’entrer en polémique avec lui; et lorsque de bons amis essaient d’attiser le débat, en colportant certains propos intimes, Gandhi leur impose silence, en affirmant tout ce qu’il doit à Tagore.
Mais il était fatal que la différence de leurs esprits s’affirmât. Dès l’été de 1920, Tagore avait regretté que la force débordante d’amour et de foi qui était en Gandhi fût mise, depuis la mort de Tilak, au service de la politique. Ce n’était certes pas de gaieté de cœur que Gandhi lui-même s’y était déterminé; mais, Tilak mort, l’Inde était sans chef politique; il fallait le remplacer. «Si je parais prendre part à la politique, dit-il expressément au moment où il s’y décide, c’est seulement parce que la politique nous enserre aujourd’hui, comme dans ses replis un serpent: on ne peut s’en dégager, quoi qu’on fasse. Je veux donc lutter avec le serpent… J’essaie d’introduire la religion dans la politique.»
Mais Tagore déplorait cette nécessité. Il écrivait, le 7 septembre 1920: «Toute la ferveur morale que représente la vie de Mahâtmâ Gandhi, et que lui seul, entre tous les hommes du monde, peut représenter, nous est nécessaire. Qu’un trésor aussi précieux soit mis sur le frêle vaisseau de notre politique et lancé sur les flots sans fin des récriminations irritées est un grave malheur pour notre pays, dont la mission est de redonner la vie aux morts par le feu de l’âme… Le gaspillage de nos ressources spirituelles dans des aventures qui, du point de vue de la vérité morale, sont mauvaises, est navrant. Il est criminel de transformer la force morale en force aveugle.»
Ces lignes lui étaient dictées par les débuts retentissants de la campagne de Non- coopération, et par l’agitation soulevée dans l’Inde, au nom du Khilafat et des crimes du Punjab. Il en redoutait les conséquences sur une population faible et sujette à des accès de fureur hystérique. Il eût voulu qu’on la détournât des pensées de vengeance ou d’impossible réparation, qu’on oubliât l’irréparable, pour ne songer qu’à construire l’âme de la plus grande Patrie. Autant il admirait, dans la pensée et l’action de Gandhi, le brûlant rayonnement de l’esprit de sacrifice (...), autant lui était antipathique l’élément de négation que renfermait la foi nouvelle, - la Non-coopération. Il avait horreur de tout ce qui était: non! Et ce lui est une occasion d’opposer l’idéal positif du Brahmanisme, la purification des joies de la vie, à leur arrachement exigé par l’idéal négatif du Bouddhisme. À quoi Gandhi répondra[ que l’acte de rejeter n’est pas moins nécessaire que celui d’accepter. L’effort humain est fait des deux. Le mot final des Upanishads est une négation. Et la définition de Brahman par les auteurs des Upanishads est: Neti (Pas ceci!) L’Inde avait trop perdu la faculté de dire: « Non!» Gandhi la lui a rendue. «Avant de semer, il faut sarcler… arracher le mal.»
Mais sans doute, Tagore ne désire-t-il rien arracher. Sa contemplation poétique s’accommode de tout ce qui est, et en goûte l’harmonie. Il l’exprime, en des pages qui sont d’une géniale beauté, mais d’un détachement extrême de l’action. C’est la danse de Nataraja, qui joue avec les illusions: «Je m’efforce, de tout mon pouvoir, d’accorder mon mode de pensée au diapason du grand sentiment d’excitation exaltée qui passe sur ma patrie. Mais, dans mon être, pourquoi cet esprit de résistance, malgré mon violent désir de l’écarter? Je ne trouve pas de réponse claire; mais dans les ténèbres de mon abattement, voici poindre un sourire et une voix qui dit: «Votre place est avec les enfants, sur la plage des mondes: là est votre paix; et là, je suis avec vous.» Et c’est pourquoi je me suis joué récemment à inventer de nouveaux rythmes. Ce ne sont que des riens, joyeux d’être entraînés par le courant de l’heure, et dansant au soleil, et riant en disparaissant. Mais tandis que je me joue, la création entière se divertit, car les feuilles et les fleurs ne sont-elles pas des expériences de rythmes, qui ne finissent jamais? Mon Dieu n’est-il pas l’éternel gaspilleur des temps? Il jette étoiles et planètes dans le tourbillon des changements; sur le torrent de l’Apparence, il lance les bateaux en papier des Âges, remplis de ses fantaisies. Quand je le tourmente et le supplie de me permettre de rester son petit disciple et d’accepter quelques bagatelles de ma composition comme cargaison de sa barque de jeu, il sourit et je trotte derrière lui, saisissant le bord de sa robe… Mais où suis-je, au milieu de la foule, poussé par derrière, pressé de tous côtés? Et quel est ce bruit qui m’entoure? Si c’est un chant, alors ma sitar peut en saisir la mélodie, et je me joins au chœur, car je suis un chanteur. Mais si c’est une clameur, alors ma voix est étouffée, et je suis étourdi. J’ai essayé, tous ces jours, tendant l’oreille, d’y découvrir une mélodie ; mais l’idée de Non-coopération, avec son formidable volume sonore, sa menace agglomérée, ses clameurs de négation, ne me chante rien. Et je me dis: «Si vous ne pouvez marcher du même pas que vos compatriotes, en cette grande crise de leur histoire, gardez-vous de dire qu’ils ont tort et que vous avez raison ; mais abandonnez votre rôle de soldat, retournez dans votre coin de poète, et soyez prêt à accepter la dérision et la disgrâce populaire!»
Ainsi parlerait un Goethe - Goethe Bacchus indien. Et il semble que, désormais, tout soit dit: le Poète prend congé de l’Action, qui nie; et il tisse autour de lui l’enchantement créateur. - Mais Tagore ne s’y tient point. Comme il l’écrit, «le sort l’avait élu, pour diriger sa barque précisément contre le courant!» Il n’était pas seulement le Poète ; il était, à ce moment de sa vie, l’ambassadeur spirituel de l’Asie en Europe; et il venait demander à celle-ci son alliance pour l’Université mondiale qu’il voulait fonder à Santiniketan. «Quelle ironie du destin que je vienne de prêcher, de ce côté des mers, la coopération des cultures entre l’Orient et l’Occident, juste à l’heure où la Non-coopération se prêche de l’autre côté!»
La Non-coopération le blessait directement, dans son action et dans sa foi intellectuelle : «Je crois en la vraie union de l’Orient et de l’Occident.»
Elle le blessait dans sa riche intelligence, nourrie de toutes les cultures du monde. «Toutes les gloires de l’humanité sont miennes… L’Infinie Personnalité de l’Homme (comme disent les Upanishads) ne peut être accomplie que dans une grandiose harmonie de toutes les races humaines… Ma prière est pour que l’Inde représente la coopération de tous les peuples du monde. Pour elle, l’Unité est la Vérité, et la division est Mâyâ. L’Unité est ce qui comprend tout, et par conséquent ne peut être atteinte par la voie de la négation… L’effort actuel pour séparer notre esprit de celui de l’Occident est une tentative de suicide spirituel… L’âge présent a été puissamment possédé par l’Occident. Ce n’a été possible que parce qu’à l’Occident est échue quelque grande mission pour l’homme. Nous, de l’Orient, nous avons à nous en instruire… C’est un mal sans doute que, depuis longtemps, nous n’ayons plus été en contact avec notre propre culture et que, par suite, la culture d’Occident ne soit pas placée à son véritable plan… Mais dire qu’il est mal de rester en rapports avec elle, c’est encourager la pire forme de provincialisme, qui ne produit que l’indigence intellectuelle… Le problème d’aujourd’hui est mondial. Aucun peuple ne peut faire son salut, en se détachant des autres. Ou se sauver ensemble, ou disparaître ensemble.»
Comme Goethe en 1813 se refusant à haïr la civilisation française, Tagore ne peut donc admettre l’élimination de la civilisation d’Occident. Et bien que ce ne soit point le fond de la pensée de Gandhi, il sait que tel sera le sens que lui donneront les passions soulevées du nationalisme indien. Il redoute la venue de cette barbarie de l’esprit: «Les étudiants apportent leur offrande de sacrifice, à quoi? Non pas à une éducation plus complète, mais à la Non-éducation… Je me souviens durant le premier mouvement Swadeshi, une foule de jeunes étudiants vinrent me voir ; ils me dirent que, si je leur commandais de quitter leurs écoles et leurs collèges, ils m’obéiraient sur-le-champ. Je refusai énergiquement, et ils s’en allèrent irrités, doutant de la sincérité de mon amour pour ma mère-patrie.»
Or, précisément en ces jours de printemps 1921 où Tagore apprenait avec déplaisir qu’on venait de boycotter dans l’Inde les études anglaises, il avait, à Londres même, un exemple agressif de ce nationalisme intellectuel; à la conférence d’un professeur anglais, qui était son ami, Pearson, des étudiants indiens se livrèrent à des manifestations inconvenantes. Tagore s’indigne. Dans une lettre au directeur de Santiniketan, il flétrit cet esprit d’intolérance mesquine. Il en rend responsable le mouvement de Non-coopération. - Gandhi répond à ces blâmes. Tout en faisant ses réserves sur la valeur morale de l’éducation littéraire d’Europe, qui n’a rien de commun avec celle du caractère, et qu’il accuse d’avoir dévirilisé la jeunesse de l’Inde, il condamne les brutalités commises, et proteste de sa liberté d’esprit: «Je ne tiens pas à ce que ma maison soit bloquée de tous les côtés et à ce que mes fenêtres soient bouchées. Je tiens à ce que le souffle des cultures de tous les pays circule librement à travers ma demeure, mais je me refuse à me laisser emporter par lui. Ma religion n’est pas une religion de prison. Elle a une place pour la moindre créature de Dieu. Elle est fermée à l’insolent orgueil de race, de religion et de couleur.»
Ce sont de nobles paroles. Elles ne désarment pas l’inquiétude de Tagore. Il ne doute point de Gandhi. Mais il craint les Gandhistes. Et, dès ses premiers pas dans l’Inde, après son débarquement, en août 1921, il est suffoqué par leur croyance aveugle aux affirmations du maître. Il voit proche la menace d’un despotisme mental; et, dans sa Modern Review, il publie, le 1er octobre, un véritable manifeste: L’Appel de la Vérité, qui s’élève contre cette mentalité d’esclaves. La protestation est d’autant plus frappante qu’elle est précédée d’un splendide hommage à la personne du Mahâtmâ. Tagore, rappelant les débuts du mouvement d’émancipation de l’Inde, en 1907-1908, dit que la vision des chefs politiques indiens était restée livresque; elle s’inspirait des ombres de Burke, Gladstone, Mazzini, Garibaldi, et se montra incapable de dépasser l’élite, qui parlait anglais. «À ce moment est venu Mahâtmâ Gandhi. Il s’est tenu sur le seuil de la chaumière des milliers de déshérités, vêtu comme un d’eux. Il leur parlait dans leur propre langue. Là enfin était la vérité, non une citation d’un livre. Aussi, le nom de Mahâtmâ qui lui a été donné est son vrai nom. Qui d’autre a senti que tous les hommes de l’Inde étaient sa chair et son sang? Au contact de la vérité, les forces comprimées de l’âme se sont révélées. Aussitôt que le vrai Amour s’est tenu à la porte de l’Inde, la porte s’est ouverte toute grande. Toute hésitation s’est évanouie. La vérité a éveillé a vérité… Honneur au Mahâtmâ qui a rendu visible la puissance de la vérité!… Ainsi, quand Buddha fit entendre la vérité de la Compassion pour tous les êtres vivants, qu’il avait obtenue comme fruit de sa discipline de soi, l’Inde s’est éveillée dans la fleur de sa virilité; sa force s’est répandue en sciences, en arts et en richesses; elle a débordé par delà océans et déserts… Nulle exploitation commerciale ou militaire n’a jamais rien fait de pareil… L’Amour seul est le vrai. Quand il donne la liberté, il l’installe au centre de nous-mêmes.»
Mais cette apothéose, brusquement, s’interrompt. La déception la suit. «Quelques notes de la musique de ce merveilleux réveil de l’Inde par l’amour ont flotté jusqu’à moi à travers les mers… Dans l’attente de respirer la fluide brise de la liberté nouvelle, je suis revenu plein de joie. Mais ce que j’ai trouvé, en arrivant, m’a abattu. Une atmosphère oppressante pesait sur le pays. Je ne sais quelle pression extérieure semblait pousser chacun et tous à parler sur le même ton, à s’atteler à la même meule. Ce que j’ai entendu partout, c’était que la raison et la culture devaient être mises sous clef ; il n’était plus nécessaire que de s’accrocher à l’obéissance aveugle. Tant il est aisé d’écraser, au nom de la liberté extérieure, la liberté intérieure de l’homme!»
Nous connaissons cette angoisse et cette protestation. Elles sont de tous les temps. Les derniers esprits libres du monde antique finissant les ont fait entendre, en face du monde chrétien qui venait. En face des marées humaines, que soulève aujourd’hui le flux aveugle d’une foi, sociale ou nationale, nous sentons monter en nous cette opposition. C’est l’éternelle révolte de l’âme libre contre les âges de foi, qu’elle-même a suscités: car la foi - pour une poignée d’élus, infinie liberté - est, pour les peuples qui l’acclament, un esclavage de plus.
Mais le blâme de Tagore porte au delà du dualisme des foules. Par-dessus les masses d’hommes ivres d’obéissance, il atteint le Mahâtmâ. Si grand que soit Gandhi, l’autorité qu’il assume ne dépasse-t-elle pas les forces d’un seul homme? Une cause comme celle de l’Inde ne peut être remise aux mains d’un maître. Le Mahâtmâ est le Maître de la vérité et de l’amour. Et certes, «la verge d’or qui peut éveiller notre pays à la vérité à l’amour n’est pas de ces objets qui puissent être fabriqués par l’orfèvre d’à côté… Mais la science et l’art d’édifier le Swarâj (Home Rule) est un vaste sujet. Ses sentiers sont difficiles et demandent du temps. Pour une tâche pareille, l’élan et l’émotion sont indispensables, mais non moins l’étude et la pensée. Pour elle, l’économiste doit méditer, l’ouvrier œuvrer, l’éducateur enseigner, l’homme d’État s’ingénier. En un mot, la force morale du pays doit s’exercer dans toutes les directions. Il faut conserver partout l’esprit de recherche, intact et sans entraves. L’intelligence ne doit pas être rendue timide, par une pression ouverte ou cachée.»
Tagore fait donc appel à la coopération de toutes les forces libres de l’Inde. «Dans nos antiques forêts, nos gurus (sages), dans la plénitude de leur vision, lançaient l’Appel à tous les chercheurs de la vérité… Pourquoi notre guru, qui veut nous conduire sur les chemins de l’action, ne lance-t-il pas aussi l’Appel?»
Mais le guru Gandhi n’a lancé que cet unique appel, à chacun et à tous: «Filez et tissez!». «Est-ce là cet Appel de l’âge nouveau à la création nouvelle? Si les grandes machines sont un danger pour l’esprit d’Occident, les petites machines ne sont-elles pas pour nous un danger pire?»
Ce ne serait même pas assez que toutes les forces de la nation coopérassent entre elles, il faut qu’elles coopèrent avec celles de l’univers. « Le réveil de l’Inde est lié au réveil du monde… Dorénavant, toute nation qui s’enfermera en soi ira contre l’esprit de l’âge nouveau. » Et Tagore, qui vient de passer plusieurs années en Europe, évoque le souvenir des hommes qu’il a rencontrés là-bas, de ces bons Européens qui ont libéré leur cœur des chaînes du nationalisme pour le vouer au service de toute l’humanité, - cette minorité persécutée des citoyens de l’univers, - cives totius orbis, - qu’il classe parmi les Sannyasins «ceux qui ont dans leur âme réalisé l’Unité humaine…»
«Et nous, nous resterions seuls à nous contenter de réciter le chapelet de la Négation, de revenir sans cesse sur les fautes d’autrui, de poursuivre l’édification du Swarâj sur des fondations de haines !… Quand l’oiseau est ranimé par l’aube, tout son réveil n’est pas absorbé par la recherche de la nourriture. Ses ailes répondent inlassablement à l’appel des cieux. Son gosier verse des chants de joie à la lumière nouvelle. L’humanité nouvelle nous a envoyé son appel. Que notre esprit réponde en son propre langage !… Notre premier devoir, à l’aube, est de nous rappeler Celui qui est qui est sans distinction de classes et de couleurs, et qui, par ses forces variées, pourvoit, comme il est nécessaire, aux besoins de chaque classe et de toutes les classes. Prions Celui qui donne la sagesse de nous unir tous, en une juste compréhension!»
Cette royale parole, une des plus hautes qu’un peuple ait entendues, ce poème ensoleillé domine toutes les mêlées humaines. Et la seule critique qu’on puisse en faire, c’est qu’il les domine trop. Il a raison, du haut des siècles. L’oiseau-poète, l’alouette de grandeur d’aigle, (comme disait Heine d un géant de notre musique), chante sur ruines du Temps. Il vit dans l’éternel. Mais le présent est pressant. L’heure qui passe veut à ses âpres souffrances un soulagement immédiat, imparfait — mais coûte que coûte ! Et sur ce point, Gandhi, qui manque des envolées de Tagore (ou, qui peut-être, Bôdhisattva de la Pitié, y a renoncé pour vivre avec les déshérités), a beau jeu pour répondre.
Il le fait, cette fois, avec plus de passif qu’il n’en avait montré dans cette noble joûte. Sa réponse ne tarde point; elle paraît, le 13 octobre, dans Young India, et elle est pathétique. Gandhi remercie la grande sentinelle de mettre l’Inde en garde contre certains dangers. Il est d’accord avec lui sur la nécessité du libre jugement: «On ne doit donner sa raison à garder à personne. L’abandon aveugle est souvent plus nuisible que la soumission forcée au fouet du tyran. Il y a encore de l’espoir pour l’esclave de la brute ; il n’y en pas pour celui de l’amour.»
Tagore est un bon veilleur qui avertit de l’approche d’ennemis qui se nomment: bigoterie, léthargie, intolérance, ignorance, inertie. Mais Gandhi n’admet point que les reproches de Tagore soient justifiés. Le Mahâtmâ s’adresse toujours à la raison. Et il n’est point vrai qu’il y ait dans l’Inde une obéissance aveugle. Si le pays s’est décidé pour l’emploi du rouet, ç’a été après une lente et laborieuse réflexion. Tagore parle de patience et se satisfait de beaux chants. C’est la guerre! Que le poète pose sa lyre! Il chantera, après. «Quand une maison est en feu, chacun prend un seau pour éteindre l’incendie…» «Quand ceux qui m’entourent meurent, faute d’aliments, la seule occupation qui me soit permise est de nourrir les affamés… L’Inde est une maison en feu… L’Inde meurt de faim, parce qu’elle n’a pas de travail qui lui permette de trouver la nourriture. Khulna meurt de faim… Les Ceded Districts passent par une quatrième famine. Orissa souffre de famine chronique… L’Inde devient chaque jour plus exténuée. Dans ses membres, le sang ne circule presque plus. Si nous n’y avisons, elle va s’écrouler… Pour un peuple affamé et inactif, la seule forme sous laquelle Dieu puisse oser apparaître, c’est le Travail et la promesse de manger, en paiement. Dieu a créé l’homme pour qu’il gagnât sa nourriture par son travail, et il a dit que ceux qui mangent sans travailler sont des voleurs… Pensons aux millions d’êtres humains qui sont aujourd’hui moins que des animaux, qui sont presque à la mort! Le rouet est la vie pour les millions de moribonds. C’est la faim qui pousse l’Inde au rouet… Le Poète vit pour le lendemain et voudrait que nous fissions de même. Il présente à nos regards extasiés la belle peinture des oiseaux, de bon matin chantant des hymnes de louanges, ou prenant leur essor. Ces oiseaux sont nourris. Ils ont leur aliment quotidien, et ils prennent leur essor avec des ailes reposées, dont le sang s’est renouvelé pendant la nuit. Mais j’ai eu la douleur d’observer des oiseaux qui, faute de forces, n’avaient même plus le désir d’agiter faiblement leurs ailes. L’oiseau humain, sous le ciel indien, se lève plus faible que lorsqu’il a fait semblant de se reposer. Pour des millions d’êtres, la vie est une veille éternelle, ou une catalepsie éternelle… J’ai trouvé impossible d’adoucir la souffrance des affamés avec un chant de Kabir… Donnez-leur du travail, afin qu’ils puissent manger!… Mais pourquoi, demande-t-on, moi qui n’ai pas besoin de travailler pour manger, filerais-je? Parce que je mange ce qui ne m’appartient pas. Je vis de la spoliation de mes compatriotes. Suivez à la trace toutes les pièces de monnaie qui arrivent dans votre poche, et vous verrez la vérité de ce que je dis… Il faut filer. Que chacun file! Que Tagore file, comme les autres! Et qu’il brûle ses vêtements étrangers!… C’est le devoir d’aujourd’hui. Dieu s’occupera de demain. Comme dit la Gîtâ: Accomplis l’action juste ! »
Sombres et tragiques paroles! C’est la misère du monde qui se dresse devant le rêve de l’art, et lui crie: «Ose me nier!» Qui ne comprend l’émotion passionnée de Gandhi ne la partagerait! Et pourtant, il y a dans cette réponse, si fière et si poignante, de quoi légitimer certaines craintes de Tagore: un Sileat poeta, rappel impérieux à la discipline du combat. Obéir sans discussion à la loi du Swadeshi, dont la première obligation quotidienne pour tous est l’emploi du rouet.
Dans la bataille humaine, sans doute, la discipline est un devoir. Mais le malheur est que ceux qui sont chargés de l’appliquer - les lieutenants du maître - soient le plus souvent des esprits étriqués: ils se font et font aux autres un idéal de ce qui n’est qu’un moyen pour l’atteindre; la règle les fascine, par son étroitesse même, car ils ne se trouvent bien que dans la voie étroite. Pour eux, le Swadeshi devient un impératif. Il prend un caractère sacré. Un des principaux disciples de Gandhi, professeur à cette école la plus chère à son cœur: le Satyâgrahâshram de Sabarmati, à Ahmedabad, D. B. Kalelkar, publie L’Évangile du Swadeshi, en tête duquel Gandhi met son approbation. Cette brochure s’adresse au public populaire. Voyons donc le Credo qui est appris au peuple par un de ceux qui sont à la source de la pure doctrine: «Dieu s’incarne, d’âge en âge, pour la rédemption du monde… Mais ce n’est pas une règle invariable qu’il apparaisse sous la forme d’un être humain… Il le peut aussi bien sous la forme d’un principe abstrait ou d’une grande idée qui pénètre le monde… Le nouvel avatar est l’Évangile du Swadeshi.»
L’Évangéliste convient qu’on peut sourire de cette affirmation, si l’on ne voit dans le Swadeshi qu’une question de boycott de tissus étrangers. Mais cette question n’est qu’une minuscule application pratique d’un vaste «principe religieux, destiné à débarrasser le monde entier de ses dissensions haineuses et à émanciper l’humanité.» Son essence est contenue dans les Saintes Écritures hindoues. La voici: «Ton propre Dharma, quoique vide de mérites, est le meilleur. L’accomplissement d’un Dharma qui ne serait pas le tien est toujours entouré de dangers. Seul atteint au bonheur, qui se concentre sur son propre devoir.»
Cette loi fondamentale du Swadeshi s’appuie sur la foi en «un Dieu qui a pourvu pour éternité au bonheur de l’univers. Ce Dieu a donné à chacun des êtres humains le milieu qui lui convient, pour accomplir sa tache spéciale. Toutes les actions de l’homme doivent se conformer à sa situation propre dans sa vie… Pas plus que notre naissance, ou notre famille, ou notre pays, notre culture ne peut être choisie par nous; nous n’avons accepter ce qui nous a été donné par Dieu, nous sommes tenus d’accepter nos traditions, comme venant de Dieu, et notre strict devoir est de nous y conformer. Les renier serait péché.»
De ces articles de foi, il suit que l’homme d’un pays n’a pas à s’occuper des autres pays. «Le dévot du Swadeshi ne prend jamais sur lui tâche vaine d’essayer de réformer le monde, car il croit que le monde s’est mû et se mouvra toujours selon les plans fixés par Dieu… On ne doit pas s’attendre à ce que le peuple d’un pays pourvoie aux besoins d’un autre pays, même pour des motifs philanthropiques; et si c’était possible ce ne serait pas désirable… Le vrai dévot du Swadeshi n’oublie pas que tout être humain est son frère, mais il est tenu de faire la tâche qui lui est dévolue par sa naissance… De même que nous sommes tenus de servir le siècle où nous sommes nés, de même nous devons servir à tout prix la terre natale… L’émancipation de notre âme doit être cherchée par le moyen de notre propre religion et de notre propre culture.»
Est-il permis du moins à un peuple de développer tous les moyens qu’il a de s’accroître, son commerce, ses industries? Nullement. Désir indigne, de vouloir doter l’Inde de grandes manufactures! Ce serait faire violer à d’autres hommes leur Dharma. Et il est aussi criminel d’exporter ses produits que d importer ceux des autres. Car «le prosélytisme répugne au principe du Swadeshi». Et la conséquence logique (bien qu’inattendue pour un Européen) de cette loi est qu’il ne faut pas plus exporter ses produits que ses idées. Si l’Inde a été durement abaissée dans l’histoire, c’est en expiation du crime lointain des ancêtres qui commercèrent avec l’Égypte et avec Rome, crime répété par toutes les générations qui suivirent ces errements, sans s’amender. Que chaque pays, chaque classe s’en tienne à sa propre tâche, vive de ses propres ressources et de ses traditions! «Évitons d’être intimes avec ceux dont les usages sociaux sont différents des nôtres. On ne doit pas entrelacer sa vie avec celle des hommes des peuples, dont l’idéal est en désaccord avec le nôtre… Chaque homme est un ruisseau. Chaque peuple est un fleuve. Ils doivent suivre leur lit, limpides et sans souillure, jusqu’à ce qu’ils aient atteint la mer du Salut, où ils se mêleront tous.»
C’est le triomphe du Nationalisme. Le plus pur. Le plus étroit. Rester chez soi. Fermer toutes les portes. Ne rien changer. Tout conserver. Ne rien vendre au dehors. Ne rien acheter. Se purifier. Un Évangile médiéval de moines cloîtrés. Et Gandhi, au cœur large, y laisse attacher son nom!
On comprend le saisissement de Tagore, devant ces illuminés du nationalisme réactionnaire, qui prétendent arrêter le cours des siècles, mettre en cage l’essor de l’esprit, et couper tous les ponts avec l’Occident. À la vérité, ce n’est point la vraie pensée de Gandhi. Il écrit en propres termes à Tagore: «Le Swadeshi est un message au monde.» (Donc il tient compte du monde, et il ne répudie pas le «prosélytisme»). «La Non-coopération n’est pas dirigée contre l’Occident. Elle est contre la civilisation matérielle et contre l’exploitation des faibles qui en résulte.» (Donc, elle ne combat que les erreurs de l’Occident et travaille pour le bien même de l’Occident). «C’est une retraite en nous-mêmes», (mais une retraite provisoire, pour rassembler nos forces, avant de les mettre au service de l’humanité). «L’Inde doit apprendre à vivre, avant d’apprendre à mourir pour l’humanité…» Et Gandhi ne refuse nullement la coopération des Européens, à condition qu’ils se conforment à l’idéal salutaire qu’il offre à tous les hommes.
Cette vraie pensée de Gandhi est infiniment plus large, plus humaine, plus universaliste que celle de l’Évangile publié sous son égide. Pourquoi donc y a-t-il donné son nom? Pourquoi laisse-t-il enfermer son grandiose idéal, qui s’offre à toute la terre, dans les limites étroites d’une théocratie indienne? Redoutables disciples! Plus ils sont purs, et plus ils sont funestes. Dieu préserve un grand homme de ces amis qui ne saisissent qu’une partie de sa pensée! En la codifiant, ils détruisent l’harmonie, qui est le principal bienfait de son âme vivante!
À mon sens, Gandhi est aussi universaliste que Tagore, d’une autre façon. Il l’est par la conscience morale, Tagore par l’intelligence. Gandhi n’exclut personne de la communion de la prière et du travail quotidien. Ainsi, l’apôtre des premiers temps ne distinguait pas entre juifs et gentils; mais à tous il imposait la même discipline morale. C’est ce que veut Gandhi. Mais là justement est son étroitesse: non dans le cœur, qui est aussi large que celui d’un Christ, mais dans l’esprit d’ascétisme intellectuel et de dépouillement. (Et cela aussi est du Christ!) Gandhi est un universaliste médiéval. Tout en le vénérant, nous sommes avec Tagore.
Ce n’est pas tout. Ceux-ci, du moins, vivent tout près du maître, ses disciples directs, restent encore teintés de sa noblesse morale. Mais ceux qui sont les disciples des disciples, - et les autres, les peuples à qui n’arrivent que des échos déformés, que retiendront-ils de sa doctrine de purification intérieure et d’abnégation créatrice? Le plus extérieur, le plus matériel: une attente messianique du Swarâj (Home Rule) par le rouet! La négation du progrès. Le fuori Barbari! Tagore s’alarme, non sans raison, de la violence que les apôtres de la Non-violence (et Gandhi lui-même n’en est pas exempt) témoignent à l’égard, non des hommes, mais des choses d’Occident. Gandhi a bien soin de dire qu’«il se retirerait de la lutte, s’il y sentait de la haine contre les Anglais», qu’on doit aimer ceux que l’on combat, qu’il faut haïr leurs injustices, «haïr le Satanisme tout en aimant Satan». Mais c’est un jeu bien subtil pour l’esprit populaire. Lorsqu’à chaque Congrès, les chefs du mouvement rappellent passionnément les crimes des Anglais et leur déloyauté, les massacres du Punjab et le Khilafat, les colères s’amassent derrière l’écluse, et malheur lorsque l’écluse craquera! Lorsque Gandhi préside au bûcher des étoffes précieuses à Bombay, en août 1921, et répond aux adjurations éplorées d’Andrews, l’ami de Tagore, par son Éthique de la Destruction, il croit qu’«il transfère la rancune du peuple des hommes sur les choses». Mais il ne s’aperçoit pas que la rancune du peuple se fait la main, et qu’elle pense: «Les choses, d’abord! Ensuite, les hommes!» Et il ne prévoit pas qu’en ce même Bombay, moins de trois mois après, le peuple tuera les hommes. Il est trop saint, trop pur, trop dénué des passions animales qui sont tapies dans l’homme. Il ne songe pas assez qu’elles sont là, qui l’écoutent et happent ses paroles. Tagore, plus clairvoyant, remarque l’imprudence des non-coopérateurs, qui, en toute innocence, rappelant sans relâche les torts commis par l’Europe, professent la non-violence, en inoculant à l’esprit populaire le virus de la fièvre qui amènera la violence. Ils ne s’en doutent pas, les apôtres qui ne sentent point la violence en leurs cœurs! Mais qui touche à l’action doit écouter les cœurs des autres, et non pas le sien. Gare au peuple! Cave canem! Pour le tenir en laisse, les injonctions morales d’un Gandhi ne suffiront pas. Une seule chance peut-être, pour qu’ils obéissent sans broncher à l’austère discipline du maître: c’est que ce maître consente à être un Dieu, comme l’en sollicitent secrètement ceux qui le représentent déjà en Shri-Krishna. Mais la sincérité de Gandhi et son humilité s’y refusent.
Alors, il ne reste plus que la voix isolée du plus pur des hommes qui plane sur les grondements d’un océan humain. Combien de temps encore réussira-t-elle à s’en faire entendre? Grandiose et tragique attente!"
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Gandhi i Tagore el 1940 |